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Messire Maybor était au lit avec Lynnie, la servante de sa fille. Les plaisirs de la chair avaient échoué à calmer ses angoisses. Ses plans soigneusement élaborés allaient tomber à l’eau s’il ne parvenait pas à retrouver sa fille.
Depuis son plus jeune âge, Maybor avait pour unique objectif d’accumuler des terres et du pouvoir. Il était le deuxième fils d’un petit seigneur. Son père ne souscrivait pas à l’idée d’un partage équitable de l’héritage entre ses fils ; aussi, à sa mort, avait-il laissé la totalité de ses biens à l’aîné, Reskor.
Maybor avait rongé son frein, dissimulant sa rancœur sous un vernis de dévouement fraternel, jusqu’au jour où une opportunité se présenta. C’était au printemps, il avait beaucoup neigé et les deux frères aidaient à rassembler les troupeaux. Ils se trouvaient dans une partie des terres que Maybor connaissait bien, à l’inverse de Reskor. Maybor suggéra à son frère que des moutons pouvaient être piégés derrière une éminence située à quelque distance. Reskor partit au galop. Peu de temps après, le craquement effroyable d’une couche de glace en train de céder résonnait dans l’air paisible. Maybor entendit les appels au secours de son frère, les hennissements terrorisés de son cheval ; il les ignora et reprit le chemin du manoir sans un regard en arrière.
Après le dégel, on retrouva les corps de Reskor et de sa monture flottant dans un étang. La neige avait dissimulé la surface gelée, et l’on conclut qu’il avait chevauché accidentellement à sa perte. Maybor hérita des terres de son frère, mais bien vite il en convoita d’autres.
Il tourna son regard vers l’est, où les récoltes étaient abondantes et le climat plus tempéré. Il épousa la fille unique d’un grand seigneur de la région. Ses motivations ne faisaient aucun doute, car la fille était faible d’esprit et avait le bras droit atrophié. Il n’avait pas eu de mal à convaincre le père de la malheureuse qu’un beau jour elle avait décidé de se jeter du haut des remparts ; tous deux furent soulagés de la voir morte. La position de Maybor comme héritier des domaines de son beau-père était solide, car cette brève union avait produit un fils. Cinq années passèrent, le seigneur décéda et Maybor obtint la jouissance des vastes terres fertiles à l’ouest du Nestor.
Un mois plus tard, Maybor se remariait. N’étant pas homme à se laisser gouverner par son cœur dans ce genre d’affaires, il choisit une fille de peu de charme et de goût, mais dont le père possédait des terres adjacentes aux siennes. Sa nouvelle femme n’avait qu’un frère, un garçon de huit ans à la santé fragile ; le pauvre prit froid lors d’une promenade à cheval avec Maybor et mourut peu après.
Maybor devint ainsi le plus important propriétaire de l’est. Sa deuxième femme finit par mourir de mort naturelle, après lui avoir donné deux autres fils et une fille. Ignorée par son époux, elle avait mené une existence misérable et sans amour.
Maybor entreprit alors une politique agressive de rachat des terres avoisinantes : lorsqu’un propriétaire refusait de vendre, Maybor l’y obligeait. Il engageait des hommes pour brûler ses récoltes, ses granges, disperser ses troupeaux et construire des barrages pour assécher ses cours d’eau. Tôt ou tard, la plupart des propriétaires finissaient par capituler et Maybor pouvait agrandir son domaine pour un prix très raisonnable.
Il découvrit rapidement qu’étendre ses terres ne lui suffisait pas, et qu’il voulait aussi le pouvoir et le prestige. Il brûlait de devenir un homme important, d’avoir l’oreille des puissants, et il y parvint – sa richesse et son ambition lui gagnèrent la faveur du roi. Aspirant désormais à l’accomplissement ultime – devenir le père d’une reine –, Maybor devait absolument retrouver Melliandra. Elle était la clef qui lui ouvrirait la salle du trône.
Tout appétit pour la fille dans son lit l’ayant quitté, Maybor lui ordonna de partir. C’était pourtant une garce douée, généreuse de ses cuisses et de ses hanches ; d’ordinaire, il aurait joui de ses charmes une fois encore. Mais la fuite de sa fille le préoccupait et l’inquiétude émoussait son désir.
À force de réfléchir à la destination possible de Melliandra, il finit par se rappeler que sa deuxième épouse avait de la famille à Annis. Il espérait de tout cœur se tromper, car le chemin d’Annis passait à travers les lignes et les terres des Halcus. L’ennemi adorerait mettre la main sur sa fille ; on commencerait par la violer, avant de la découper en morceaux. Maybor ne voulait pas y penser. Il se versa d’une main tremblante un verre de vin rouge. Avant que ses lèvres n’atteignent la coupe, il fit quelque chose qu’il n’avait pas fait depuis trente ans : adresser une prière silencieuse à Bore pour le supplier de protéger sa fille.
Tavalisc dégustait son petit déjeuner, dévorant des rognons d’agneau dont il goûtait la saveur délicate de sang et d’urine.
Ce jour était une date importante pour Rorne. La cité entière chômait afin que la population puisse envahir les rues et assister à la procession. C’était en ce jour, presque deux mille ans auparavant, que le héros Kesmont avait fondé la cité. La légende racontait qu’il était poursuivi par ses ennemis et que seule la vitesse de sa monture l'avait sauvé ; hélas, il avait pressé sa jument si dur, pendant si longtemps, que la malheureuse s’était écroulée sous lui. Le héros rempli de remords lui avait aussitôt creusé une tombe et, les yeux baignés de larmes, avait fait le serment de bâtir une grande cité à l’emplacement de sa dernière demeure. Il avait appelé cette cité Rorne, du nom de sa monture.
Pour avoir étudié la vie de Kesmont, Tavalisc le considérait comme passablement stupide et sentimental. On racontait qu’il avait fondé une deuxième cité à laquelle il avait donné le nom de sa mère. Située dangereusement près du Grand Marécage, elle avait hélas fini par s’enfoncer dans la boue et l’oubli. Eh oui, pensa Tavalisc, Kesmont avait peut-être été un grand bretteur, mais il avait singulièrement manqué de sens commun.
Tavalisc embrocha adroitement un autre rognon et le glissa entre ses lèvres charnues. Il avait beaucoup à faire aujourd’hui ; non seulement s’habiller pour la procession, mais aussi s’occuper de ses affaires en suspens. Il avait reçu pendant la nuit des informations des plus intéressantes.
Gamil, son assistant, lui avait remis la lettre en main propre – une lettre fascinante en vérité, interceptée par ses espions à Brennes. Émanant de ce parvenu de Baralis, elle s’adressait au duc pour évoquer un mariage entre sa fille Catherine et le prince Kylock. Ainsi donc, Baralis cherchait à conclure une alliance entre Brennes et les Quatre Royaumes ! La situation appelait une surveillance attentive. Tavalisc ne détestait rien tant que les gens qui tissaient des plans sans qu’il le sache ou sans son consentement.
Il tira la cordelette de satin qui pendait commodément à portée de sa main ; quelques instants plus tard, son assistant apparut.
« Oui, Votre Éminence. »
Tavalisc mit un point d’honneur à le faire attendre pendant qu’il terminait sa dernière bouchée. « Gamil, je crois que nous devrions suivre de plus près les activités de cette fripouille de Baralis. » Après la sécheresse veloutée des rognons, Tavalisc avait besoin de se nettoyer le palais. Il versa du miel au fond d’un bol et entreprit de tremper des morceaux de pain dans le liquide ambré. « Dites à notre espion de redoubler de vigilance à Château Harvell.
— Ce sera fait.
— Sauf erreur de ma part, Baralis devrait bientôt recevoir mon billet lui demandant la restitution de mes livres. Voilà des mois qu’il aurait dû me les renvoyer. » Tavalisc but longuement dans sa coupe d’or. « La réception de cette lettre devrait arriver à point nommé pour lui rappeler mon existence. » Tavalisc sourit en se rappelant la sélection qu’il avait opérée parmi ses livres. Il avait soigneusement veillé à ce que rien de trop précieux ne tombe entre les mains avides de Baralis. Ç’avait été un faible prix à payer pour le plaisir de semer le trouble entre Halcus et les Quatre Royaumes. Le fait que la guerre se fût prolongée plus longtemps que prévu constituait un bonus supplémentaire : les intérêts du prêt consenti aux Halcus s’accumulaient de manière délicieuse. Bien sûr, par esprit de neutralité, l’archevêque avait proposé un prêt similaire aux Quatre Royaumes, mais ces derniers avaient décliné son offre ; ils étaient d’une richesse écœurante. Chaque fois qu’ils avaient besoin de fonds, il leur suffisait d’abattre une autre de leurs maudites forêts. Le bois de construction était une marchandise précieuse dans le Sud-Est, et les royaumes en étaient le plus gros producteur des Terres connues. Annis, Helch et Haute-Muraille en avaient leur part, également, mais surtout du pin et du sapin. Quel charpentier choisirait du pin quand il pouvait avoir du noyer, du chêne, du frêne ?
Tavalisc lécha un peu de miel au bout de son doigt ; c’était tellement meilleur qu’une cuillère. « Que devient notre chevalier ?
— Il a été ramassé par une prostituée, Votre Éminence. »
L’archevêque trouvait la nouvelle amusante. Il se mit à rire, découvrant ses petites dents blanches. « Bien, bien. D’ordinaire, c’est plutôt l’inverse » Il leva la tête vers son assistant, mais celui-ci ne parut pas saisir la plaisanterie.
« Que devons-nous faire ensuite, Votre Éminence ?
— Mais, rien, naturellement. Qu’il ait été recueilli est une bonne chose ; ç’aurait été dommage de voir mourir quelqu’un d’aussi jeune. » Tavalisc se servit une généreuse coupe de vin. « Ne faites rien, Gamil… mais surveillez-le avec la vigilance d’un faucon. » Il le renvoya d’un geste du bras. « Vous pouvez disposer. Je dois m’habiller pour les festivités. Le peuple serait déçu de ne pas me voir à mon avantage.
— Très bien, Votre Éminence. »
Tavalisc le regarda marcher jusqu’à la porte. Il attendit que Gamil ait la main sur la poignée pour lui lancer : « Au fait, Gamil, ne vous donnez pas la peine de sortir vos beaux habits. Après votre malheureux incident avec le crottin l’année dernière, je crois préférable pour vous d’éviter de vous montrer en public. » L’archevêque sourit benoîtement, feignant d’ignorer le regard de haine que lui décocha son assistant en quittant la pièce.
« Allons, La Bousille, ne me dis pas que tu n’as jamais entendu parler des Glinffs ? » Les yeux de Finaud pétillaient de malice.
La Bousille se pencha en avant et baissa la voix. « Non, Finaud, j’ai bien peur que non.
— Oh, les Glinffs sont un peuple étrange, La Bousille. Ils vivent au cœur de la forêt et ne pensent qu'à faire la bête à deux dos.
— Tu veux dire les femmes ?
— Aye, et les hommes aussi. C’est vraiment une race de chauds lapins, les Glinffs.
— Dans ce cas, je vais aller me balader dans les bois tout de suite, Finaud.
— C’est une mauvaise idée, La Bousille. Les femmes glinffs te feraient peut-être passer un bon moment, mais la moindre seconde d’inattention et scronch ! tu y laisserais les noix.
— Les noix !
— Aye, c’est ce qu’ils mangent au petit déjeuner. Qu’est-ce qui les excite à ce point, selon toi ? » La Bousille regarda Finaud d’un air dubitatif – il ne savait jamais s’il était sérieux ou non. Les deux hommes sirotèrent leur bière.
« Il a dû se passer une chose sacrément étrange en cuisine hier, La Bousille.
— Pourquoi dis-tu cela, Finaud ?
— Messire Baralis a surgi en bas au pas de charge, dans tous ses états. Il a ordonné à Frallit de détruire la moitié de la fournée du matin.
— Voilà qui semble assez bizarre, Finaud.
— C’est plus que bizarre, La Bousille. Il y de la sorcellerie à l’œuvre, si tu veux mon avis.
— De la sorcellerie ?
— Aye, La Bousille, le pire de tous les maux des Terres connues.
— Je pensais que ce genre de choses n’existait pas, Finaud.
— Tu es bien innocent, La Bousille. La sorcellerie existe, tu peux me croire, aussi vrai que dame Helliarna a les cuisses généreuses. Elle était monnaie courante du temps de Bore, qui y a mis bon ordre, cependant. En éliminant ceux qui la pratiquaient.
— Il les a tous tués, Finaud ?
— Non, et c’est bien dommage. Sa lame demeurait tranchante, mais son esprit s’émoussait.
— Tu blasphèmes, Finaud.
— Appelle cela comme tu veux, La Bousille. Bore nous a laissés choir, et si tu avais vu messire Baralis arpenter les cuisines en ordonnant la destruction de pains parfaitement normaux, tu comprendrais à quel point.
— Les pains n’étaient peut-être pas à son goût, Finaud.
— Aucun homme respectable n’a de goût pour la sorcellerie, La Bousille. »
Une douleur lancinante dans son dos finit par tirer Jack du sommeil. En changeant de position, il s’aperçut qu’il avait passé la plus grande partie de la nuit sur une série de cailloux. Il frotta ses meurtrissures tout en se rappelant la soirée précédente.
Ils avaient fini par dénicher un mince ruisseau pour remplir leur outre d’une eau fraîche et cristalline. Puis, décidant qu’ils avaient suffisamment marché, ils s’étaient installés tant bien que mal pour la nuit. Melli avait convenu qu’il valait mieux ne pas allumer de feu, de peur d’attirer l’attention – aucun d’eux ne précisa ce qu’il redoutait exactement.
La nuit était froide et sans lune. Ils s’allongèrent sous les étoiles, Melli prenant soin de mettre une bonne distance entre elle et Jack. Pas un instant ils ne songèrent à monter la garde contre les intrus ou les bêtes sauvages. Ils se contentèrent de s’enrouler dans leurs couvertures grossières et s’endormirent à même le sol.
Une lueur pâle filtrait à travers les arbres, et Jack avait envie de se lever pour se dégourdir les jambes – entre autres besoins élémentaires – et chercha des yeux un buisson suffisamment dense derrière lequel se soulager.
Sans bruit, pour ne pas réveiller la jeune femme, Jack s’éloigna du campement. Il décida de ramasser un peu de bois et de fougères pour un feu ; il ferait la surprise à Melli de lui préparer une bouillie bien chaude avec le pain sec et l’eau du ruisseau.
Jack se trouvait à quelque distance du campement quand il entendit un tonnerre de sabots dans le lointain. Son pouls s’accéléra – ils venaient pour lui. Il s’immobilisa un bref instant, se demandant s’il devait retourner auprès de Melli ou profiter du peu d’avance dont il disposait pour s’enfuir seul à travers bois.
Jack se tourna vers le campement et s’élança au pas de course, en criant le nom de Melli.
Melli fut réveillée par un grondement lointain. Elle ouvrit les yeux : Jack avait disparu. Son regard fila vers son cheval et son sac de provisions. Au moins ne l’avait-il pas volée. Le bruit, qui lui semblait familier, se renforçait. Des cavaliers. C’était elle qu’ils cherchaient. Ils approchaient rapidement ; il lui fallait faire vite. Vive comme l’éclair, elle fourra les couvertures dans son sac, jeta celui-ci en travers de sa monture, détacha son cheval et bondit sur son dos.
Melli n’avait encore jamais monté à cru, mais n’avait pas le temps de prendre des leçons. Serrant les cuisses, elle empoigna les rênes et lança l’animal au petit galop. Les cavaliers arrivaient par le nord, elle partit donc au sud en direction de la forêt.
Alors que son cheval s’élançait, elle crut entendre crier son nom ; mais le son se perdit dans le fracas des feuilles et des sabots, et elle n’en tint pas compte.
Ses poursuivants gagnaient sur elle. Risquant un coup d’œil en arrière, elle vit leurs formes sombres se rapprocher. Son vieux cheval ne pouvait aller plus vite ; aussi le dirigea-t-elle vers les fourrés denses, où un groupe de cavaliers aurait plus de mal à manœuvrer.
À défaut de vitesse, son cheval montra une agilité surprenante entre les arbres, comme s’il était habitué à évoluer en forêt. Melli entendit ses poursuivants pénétrer en trombe dans les sous-bois, s’appeler à grands cris ; ils semblaient nombreux. N’ayant pas le temps d’avoir peur, seulement d’agir, elle s’enfonça instinctivement au cœur de la forêt.
Son plan parut fonctionner, car l’approche des cavaliers fut ralentie par la masse des arbres et des fourrés. Melli pressait sa monture, mais les sous-bois devenaient si touffus qu’elle fut contrainte de revenir au trot ; il y avait trop de branches basses susceptibles de la désarçonner.
Melli entendait ses poursuivants gagner du terrain, et comprit qu’elle n’avait presque aucune chance de leur échapper. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : le cavalier de tête était déjà en vue. La jeune femme constata avec surprise qu’il ne portait pas le rouge et l’argent, les couleurs de son père, mais elle n’eut pas le temps de s’interroger là-dessus car son cheval venait de déboucher devant un torrent au cours impétueux.
« Allez, mon beau, l’encouragea-t-elle. Ça n’a pas l’air si profond. » Sa monture, peu enthousiaste, poussa un hennissement nerveux. La peur au ventre, Melli se pencha en avant pour lui caresser les oreilles. Ses poursuivants étaient sur elle. Si seulement son cheval voulait bien avancer !
Baralis n’avait ni le temps ni l’envie de regarder ses hommes maîtriser le garçon et la fille. Contrairement à la Garde royale, il ne s’agissait pas d’incapables finis ; ils rempliraient leur contrat. Baralis se félicita d’avoir recruté ces mercenaires. Une discrète escapade à Harvell et huit pièces d’or par tête avaient suffi pour acheter leur savoir-faire. L’expérience avait été des plus réconfortantes. On savait toujours à quoi s’en tenir avec un mercenaire : l’appât du gain constituait une motivation tellement plus facile à gérer que la loyauté.
Dans l’immédiat, cependant, Baralis avait d’autres préoccupations. Il devait comparaître devant la reine.
Il s’habilla avec soin, choisissant une robe splendide – d’un noir d’encre, doublée de fine fourrure. Baralis n’avait guère de goût pour les fanfreluches, mais de tels efforts s’avéraient nécessaires lorsqu’on traitait avec Arinalda, une femme qui attachait beaucoup de prix aux apparences.
Baralis réfléchit à l’entrevue tout en lissant machinalement la fourrure douce et noire. Bien conscient que la reine ne l’aimait pas, il allait devoir manœuvrer avec prudence ; mais il lui apportait quelque chose – un cadeau qu’elle ne pourrait pas refuser.
Il passa dans son étude et se saisit d’une petite fiole. Le liquide qu’elle renfermait roulait comme de l’huile, accrochant la lumière dans sa masse onctueuse. Baralis, un sourire sur ses lèvres exsangues, fit tourner la fiole entre ses mains. Son contenu saurait convaincre Son Altesse de l’écouter.
Il se rendit jusqu’aux appartements de la reine, s’arrêta devant la porte magnifiquement sculptée, et frappa un coup sec – il n’était pas homme à gratter servilement. Quelques secondes s’écoulèrent ; il allait frapper de nouveau quand la voix de la reine ordonna froidement : « Entrez. »
Baralis pénétra dans la grande salle. Les murs étaient tendus de soieries délicates ; chaises et bancs étaient garnis de tissus luxueux, brodés d’or et d’argent. La reine l’accueillit en lui tournant le dos, manière de l’insulter en l’obligeant à s’adresser à sa nuque. « Je vous souhaite le bonjour, Votre Altesse. »
Elle se retourna vivement. « Je n’ai aucun désir d’échanger des amabilités avec vous, messire Baralis. Dites ce que vous avez à dire, puis partez. »
Baralis ne se laissa pas décontenancer. « J’apporte un cadeau à Votre Altesse.
— Je ne désire rien de vous, Baralis, sinon que vous me laissiez. » Elle était très belle dans le dédain : le port altier, le profil lisse comme le marbre.
« Ce cadeau concerne davantage votre royal époux, Votre Altesse. » Baralis nota avec amusement une lueur de curiosité dans l’œil de la reine. Elle fut prompte à la camoufler.
« Qu’auriez-vous à offrir qui puisse intéresser le roi ? Vous m’ennuyez, messire Baralis. Je vous prie de vous en aller. » La reine était vraiment une excellente actrice. Baralis ne put s’empêcher de l’admirer.
« Votre Altesse, le cadeau dont je vous parle fera beaucoup plus qu’intéresser le roi. Il pourrait fort bien l’aider.
— Et en quoi l’aiderait-il, messire Baralis ? demanda la reine d’un ton cinglant. Le roi n’est pas si mal qu’il ait besoin de votre aide.
— Oh, Votre Altesse, fit Baralis en secouant la tête avec une commisération de pure forme. Nous savons tous deux que le roi est gravement malade et que cela ne fait qu’empirer. Depuis ce malheureux accident de chasse il y a cinq ans, il n’a cessé de décliner. La cour entière s’en désole.
— Comment osez-vous parler ainsi du roi ! » La reine se rapprocha, et pendant un bref instant Baralis crut qu’elle allait le frapper. Ses yeux bleus plongèrent dans les siens : il sentit son odeur, un parfum subtil qui réveilla de lointains souvenirs. Troublée par sa proximité, la reine recula d’un pas. « Je ne tolérerai pas votre présence une seconde de plus. Disparaissez ! » Elle avait prononcé ces dernières paroles en tremblant de colère. Baralis se retira obligeamment.
Alors qu’il regagnait ses propres appartements, un mince sourire apparut sur ses lèvres. L’entrevue s’était fort bien déroulée. Bien entendu, la reine s’était drapée dans sa dignité – Baralis n’en attendait pas moins d’elle. Toutefois, elle n’avait pu dissimuler complètement son intérêt : il savait qu’elle avait mordu à l’hameçon. Il ne lui restait plus désormais qu’à attendre l’inévitable convocation. En dépit de sa fierté, elle regretterait bientôt ses paroles hâtives et l’enverrait chercher pour lui demander en quoi consistait son cadeau.
On aurait dit que la population de Rorne tout entière se trouvait dans la rue. Les gens buvaient, dansaient, se regroupaient pour échanger des plaisanteries et des ragots. Des bannières de couleurs vives pendaient aux bâtiments, et les rues crasseuses étaient jonchées de fleurs.
Les vendeurs à la criée faisaient l’article, vantant leurs pommes croquantes, leurs tourtes chaudes ou leur bière fraîche. Les enfants galopaient sans surveillance à travers la foule, et les vieilles femmes recherchaient l’ombre. Les jeunes filles portaient des robes si décolletées que leurs seins semblaient sur le point d’en jaillir. De fait, certaines courbes voluptueuses le faisaient – au grand ravissement des hommes, qui regardaient d’un œil lascif les malheureuses ranger les fruits défendus dans leur corsage.
C’était le plus beau jour de l’année pour la cité. Le festival annuel attirait des centaines de personnes à des lieues à la ronde. Il y aurait une grande parade, des spectacles exotiques, des chanteurs et des feux d’artifice. Les réjouissances s’étaleraient sur trois jours, qui représentaient le pic de la saison pour les voleurs à la tire.
Des milliers de personnes dans les rues, de l’argent plein les poches, l’esprit embrumé par la boisson. En fait, la moisson était si riche, si facile, que les voleurs en venaient presque à déplorer la perte de leur art. Dérober la bourse d’un homme pris de boisson ne réclamait aucun talent – c’était un jeu d’enfant. Demeuraient cependant quelques règles à respecter, même en ces trois jours d’abondance idylliques. Ainsi, aucun voleur n’irait empiéter sur le territoire d’un autre. Pas s’il tenait à la vie. Car Rorne, comme n’importe quelle ville, était régie par un système bien établi d’extorsion et de corruption.
Voleurs, coupeurs de gorges, cambrioleurs, prostituées, escrocs, tous vivaient dans la peur de ceux qui tenaient la ville. Ces individus prélevaient leur part puis en rendaient compte à un seul homme, un personnage sans nom ni visage qui régnait sur la pègre de Rorne. On l’appelait simplement le Vieil Homme. Les rumeurs sur son pouvoir et son influence abondaient dans la cité. On racontait que rien de ce qui se passait dans la rue ou dans les tavernes n’échappait à son attention. Si une putain gonflait ses tarifs, le Vieil Homme était au courant ; si un négociant truquait sa balance, il savait de combien ; si un cambrioleur s’introduisait dans une maison, le Vieil Homme connaissait la valeur de tout ce qu’il avait emporté, jusqu’à la moindre cuillère en étain. On prétendait que Rorne grouillait d’espions et d’informateurs à sa solde, et qu’il avait des amis au sein des plus hautes instances.
Dans l’immédiat, cependant, les gens préféraient oublier cet aspect sombre de la vie de leur cité. Le festival avait commencé et les habitants de Rorne étaient bien décidés à faire la fête.
Taol se faisait entraîner et bousculer par la foule. L’idée de sortir ne lui souriait guère, mais Mégane avait beaucoup insisté pour qu’il se dégourdisse les jambes et prenne un peu l’air. Il fut agréablement surpris par la réaction de son corps. Bien qu’ayant toujours été vigoureux, il ne s’attendait pas à récupérer aussi vite. Même affaibli, il pouvait déjà sentir le sang puiser dans son organisme, injecter une vie nouvelle aux muscles et aux tendons.
Après les mois de confinement qu’il avait vécus, le chevalier fut impressionné par la masse et le bruit de la foule. Jamais il n’avait vu autant de monde de sa vie, il en était certain.
Mégane lui avait donné six pièces d’argent pour s’acheter un couteau, en citant le dicton selon lequel À Rorne, un homme sans arme est un homme sans avenir. Taol répugnait à prendre son argent, soupçonnant que c’était là tout ce qu’elle possédait. Mais il lui fallait une arme pour quitter la ville, aussi avait-il accepté, en se jurant de la rembourser un jour.
Si inhabituel qu’il lui paraisse, son accoutrement correspondait en tout point à l’ambiance du festival. En fait, ses habits étaient presque discrets en comparaison de certains autres. Les hommes de Rorne paradaient comme des paons en braies et tuniques de couleurs vives, et les femmes se drapaient dans des châles de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. En déambulant dans les rues,
Taol remarqua une grande procession. Des gens défilaient à pied ou à cheval, revêtus de costumes fabuleux, et la foule s’écartait devant eux.
Au début, Taol ne prêta guère attention à la parade ; il n’aimait pas beaucoup les jongleurs et les acrobates. Puis, au bout d’un moment, une sonnerie de cors retentit. Le calme se fit et un homme énorme s’avança sur un cheval imposant. La foule, subjuguée, baissa la voix à son approche. L’éminent personnage était vêtu de blanc, couvert de bijoux fabuleux : bracelets, bagues et colliers qui étincelaient au soleil avec un lustre clinquant. Il portait même une couronne ! Son profil charnu avait quelque chose de familier.
Instinctivement, Taol se fondit dans la foule, se réfugiant dans les ombres comme le cavalier passait. Il le regarda passer de loin. C’était la même personne qui venait assister à ses tortures, il en était certain. Taol se tourna vers un jeune garçon debout à côté de lui et demanda : « Qui est cet homme tout en blanc ? »
Le garçon lui jeta un regard dégoûté et rétorqua : « Eh bien, l’archevêque, évidemment. N’importe quel idiot sait cela. » Il se radoucit après avoir étudié Taol de plus près. « Mais je suppose que vous n’êtes pas d’ici. » Taol acquiesça et s’éloigna.
Il prit la direction de la taverne que lui avait recommandée Mégane pour s’acheter un couteau. Ses yeux n’étaient pas totalement accoutumés à la lumière du jour, et il se sentait faible. En approchant du but, il tomba sur un autre attroupement. Cette fois, les gens se pressaient autour d’un jeune homme à la mine séduisante et aux habits chatoyants. Les glands rouges de son chapeau indiquèrent à Taol qu’il s’agissait d’un diseur de bonne aventure.
« Oui, madame, déclarait-il avec emphase, je vois que votre fille aspire à un nouvel enfant. Dites-lui d’adresser une prière à la déesse Huska, et son vœu sera exaucé. » La foule grommela son approbation. Le jeune homme passa à la personne suivante, dont il prit la main en regardant vers le ciel d’un air énigmatique.
« Monsieur, je vois que vous avez grand besoin d’argent. »
Taol ne put s’empêcher de sourire. Qui n’a pas besoin d’argent ? songea-t-il. Après une pause théâtrale, le diseur de bonne aventure reprit : « Vous trouverez sept pièces d’or sous le plancher de votre maison.
— Où cela exactement ? voulut savoir l’autre.
— À deux pas de la porte », répondit le diseur de bonne aventure avec un soupçon d’ennui dans la voix, comme pour signifier qu’il était au-dessus de ce genre de détails. « Vous, madame », lança-t-il à une femme sur le point de s’éloigner. Quand elle s’approcha, il lui prit la main et leva à nouveau les yeux au ciel. « Je vois un grand avenir pour vous. » Il ferma les yeux, comme s’il recevait un message divin. « Vous allez devenir la couturière dune reine. » La foule applaudit avec admiration quand la femme avoua que, effectivement, elle faisait un peu de broderie à droite, à gauche.
Taol était sur le point de partir, quand le diseur de bonne aventure l’arrêta : « Vous, monsieur ! » Taol, qui n’avait nullement l’intention de s’avancer, secoua la tête et s’écarta d’un pas. L’autre se montra plus rapide que lui et le retint par le bras. Il lui prit la main et leva les yeux au ciel. « Vous êtes à la recherche d’un garçon. » Taol conserva un visage impassible. Le diseur de bonne aventure poursuivit. « Vous ne le trouverez pas dans cette ville. Adressez-vous aux prophètes de Larne – ils sauront vous indiquer où chercher. » Taol croisa brièvement son regard, puis l’homme se détourna.
« Votre main, madame. Vous êtes veuve et vous cherchez un époux… »
Le chevalier s’en alla en se frottant le menton. Jamais il n’avait entendu parler de Larne ou de ses prophètes. Il aurait voulu croire que le diseur de bonne aventure n’était qu’un illuminé ou un charlatan, mais ne parvenait pas à chasser l’incident de son esprit en cheminant le long des rues bruyantes. Il se promit de se renseigner sur Larne.
Taol arriva bientôt à la taverne que Mégane lui avait indiquée et se glissa à l’intérieur, pas mécontent d’échapper au vacarme et à la foule. Il s’assit dans un coin sombre pour soulager ses jambes encore faibles. Une serveuse à l’air revêche s’approcha. « Qu’est-ce que vous prenez ? demanda-t-elle d’un ton peu amène.
— Un pichet de bière. » La serveuse, manifestement offusquée d’être dérangée pour si peu, s’éloigna et revint beaucoup plus tard avec un pichet de bière tiède éventée. « Avant de repartir, pouvez-vous me dire si La Mangeaille est ici ?
— Qui le demande ?
— Un ami de Mégane. » La serveuse passa dans l’arrière-salle. Un homme en émergea au bout de plusieurs minutes. Il examina Taol d’un air critique avant de s’approcher.
L’homme ne perdit pas de temps en présentations. « Que voulez-vous ? » La lumière de la fenêtre ne lui rendait pas service ; elle soulignait cruellement les marques de petite vérole sur ses joues.
« J’ai besoin d’un couteau.
— De quelle sorte ?
— Un long-couteau. » Taol espérait qu’il aurait de quoi l’acheter. Le prix de ce genre d’articles, à Rorne, devait être plutôt élevé.
« Ce sera dix pièces d’argent.
— Alors, nous ne ferons pas affaire. » Taol fit mine de se lever. Son audace paya.
« Huit, contra l’autre.
— Six.
— D’accord. » L’homme retourna dans l’arrière-salle et en revint quelques minutes plus tard avec un long-couteau qu’il tira de son manteau. Taol fut surpris par la remarquable finesse de la lame. Contrebande, sans aucun doute. Argent et arme changèrent de main, et Taol se dirigea vers la porte.
« Au fait, lança-t-il, avez-vous déjà entendu parler de Larne ? » L’autre lui adressa un regard d’avertissement puis secoua la tête.
Taol eut la nette impression que l’homme savait quelque chose qu’il refusait de dire. Il sortit au soleil et prit la direction du domicile de Mégane. Le diseur de bonne aventure avait piqué sa curiosité, et Taol était bien décidé à trouver quelqu’un susceptible de lui parler de Larne et de ses prophètes.
Jack avait vu Melli filer à moins d’une longueur de bras de lui sans le remarquer. En entendant approcher les cavaliers, le jeune homme s’était hâté de faire demi-tour. Il ne pouvait rien faire pour aider sa compagne, mais au moins le fait de savoir qu’elle était aussi à cheval lui procurait quelque réconfort. À ses yeux inexercés, Melli donnait l’impression d’être une cavalière émérite.
Il courut aussi vite que ses longues jambes voulaient bien l’emporter ; il volait au-dessus des fougères et des arbres morts, le souffle court et rauque. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il trébucha, se tordit douloureusement la cheville et s’étala sur le sol détrempé. Il voulut se relever, prendre appui sur sa jambe, mais sa cheville se déroba sous lui. « Malédiction », chuchota-t-il, partagé entre la douleur et la colère. Il ne lui restait plus qu’à se cacher : Jack n’avait aucune chance de distancer ses poursuivants avec une cheville foulée.
Examinant rapidement le terrain, il repéra un fossé vers lequel il boitilla aussi vite que possible pour sauter dedans. Ce n’était guère agréable ; des champignons tapissaient les bords et une eau froide et malodorante croupissait dans le fond. Jack, qui se sentait toujours trop exposé, s’y allongea en se recouvrant de feuilles mortes. L’humidité s’infiltrait dans son manteau et dans ses braies, le glaçant jusqu’aux os.
Tout en prenant son mal en patience, il ne put se défendre d’un sentiment de honte – Melli était pourchassée par les hommes de Baralis pendant qu’il se terrait dans un fossé comme un couard.
Jack ne doutait pas un instant que Baralis se trouvait derrière la traque. Si quelqu’un au château connaissait un tant soit peu la sorcellerie, c’était bien lui. Tout le monde savait qu’il pratiquait les arts anciens ; mais il était si puissant que personne n’osait en parler à voix haute, encore moins devant lui. Jack fut traversé par le souffle d’une révélation – il l’avait senti. Lors de ses séances de scribe, il lui était arrivé plusieurs fois d’éprouver des nausées, des maux de tête. Jusqu’à présent il les avait attribués à la fatigue oculaire et au manque de sommeil, mais la sensation était trop proche de celle qu’il avait éprouvée la veille au matin ; Baralis s’adonnait à la sorcellerie et Jack, d’une manière ou d’une autre, y était sensible. Il se souvenait même de plusieurs occasions où, après avoir éprouvé ces nausées, il avait vu Baralis pâle et affaibli.
L’excitation de sa découverte se mua bientôt en inquiétude : tout cela ne faisait que confirmer sa propre anormalité.
Or, être normal représentait ce que Jack désirait le plus au monde – pouvoir se promener dans le château sans se faire traiter de bâtard, avoir un père, une mère que personne n’aurait traitée de putain, se trouver sur le même pied qu’un enfant légitime et éprouver le même sentiment d’appartenance. Maintenant plus que jamais, cela paraissait impossible.
Il pouvait se rendre dans l’Est et devenir apprenti boulanger. Mais il ne pouvait espérer mieux que taire son passé. Il ne mentirait pas ; si on l’interrogeait sur ses parents – et quelqu’un le ferait tôt ou tard –, ce serait une insulte envers sa mère et lui-même que d’inventer des histoires à propos d’une vie qu’il n’avait jamais eue.
Jack frissonna violemment, transi jusqu’aux os. Il ne voyait aucune solution facile. Où qu’il aille, il serait toujours un étranger. L’incident de la veille n’avait fait que sceller son destin. Plus vite il l’accepterait, cessant d’espérer retrouver la famille de sa mère pour s’y faire accueillir à bras ouverts, et mieux cela vaudrait. Il devait affronter la réalité. Le fossé était réel, les feuilles mortes également, et lui ne serait jamais qu’un bâtard.
Il se renfonça dans l’eau froide et prêta l’oreille à la progression de ses poursuivants. Bientôt, il sentit le sol trembler sous le poids des chevaux qui s’approchaient de sa cachette. À en juger par les bruits des sabots, les cavaliers n’étaient guère nombreux. Jack les entendit ralentir et s’adresser les uns aux autres en criant. Ils s’exprimaient avec un accent qui ne lui était pas familier.
« Tu dis que le gosse a filé par là ?
— Oui. Je suis sûr de l’avoir vu.
— Il n’a pas pu aller bien loin. Cherche de ce côté-ci, pendant que nous essaierons par là. Va, maintenant, et hâte-toi. »
Jack entendit le galop d’un cheval qui s’éloignait. Les deux autres cavaliers restèrent sur place un long moment. Jack, qui les imaginait en train de tendre l’oreille, demeurait aussi immobile que possible, osant à peine respirer. Les deux cavaliers finirent par s’éloigner. Jack ne se permit de respirer à nouveau que lorsqu’ils furent à bonne distance.
Il ne voulut pas prendre le risque de bouger, cependant, malgré l’inconfort de sa situation. Sa cheville était douloureuse, mais le contact glacial de l’eau contre sa peau s’avérait plus pénible encore. Il sentit une légère poussée contre sa jambe gauche et tâtonna pour en identifier la source – une masse couverte de fourrure. Jack n’osa pas se tourner pour vérifier, mais savait désormais que la puanteur du fossé provenait de la carcasse en décomposition d’un petit animal.
Jack espérait qu’il ne s’agissait pas d’un rat. Il avait ces bestioles en horreur. La chose qu’il détestait le plus dans son travail auprès de Frallit, c’était d’aller chercher la farine dans la réserve. Dès qu’il ouvrait la porte, il entendait les rats détaler. Il leur laissait toujours un peu de temps pour se cacher avant d’avancer sa lanterne, de crainte d’apercevoir leurs pattes et leur queue charnues. Même ainsi, il se trouvait toujours quelques rongeurs pour braver la lumière et continuer à se gaver. C’étaient les pires. Ils le défiaient de leurs petits yeux ronds et froids. Jack en avait cueilli un spécimen d’un coup de pied, une fois ; l’animal s’était fracassé les os contre le mur. Le jour suivant, en retournant dans la réserve, le jeune homme avait trouvé des dizaines de rats en train de festoyer sur la carcasse. Ainsi qu’une autre chose, trop sombre pour être identifiée : ses crocs avaient renvoyé la lumière un instant, puis elle avait disparu.
Maître Frallit lui avait infligé une correction en apprenant l’incident. « Vivants, les rats sont déjà une calamité, avait-il dit, mais crevés, ils attirent le diable. »
Selon Frallit, il existait une liste infinie de choses susceptibles d’attirer le diable. Les cheveux longs et les rêveries en plein jour venaient en tête. Jack avait beau savoir que le maître boulanger ne racontait ce genre de choses que pour l’intimider, il n’avait pas l’intention de prendre des risques avec un rat crevé.
Il rampa hors du fossé, ses habits trempés de boue. Le vent qui se levait le faisait grelotter, aussi s’enfonça-t-il dans les bois en boitillant. Ses pensées allaient à Melli : il espérait qu’elle n’avait pas été capturée à sa place.
« Allez, mon beau. » Le cheval s’avança à contrecœur dans le torrent. Les poursuivants de Melli n’étaient qu’à quelques pas ; elle les ignora et continua à encourager sa monture. L’animal était désormais immergé dans l’eau glacée jusqu’aux fanons. « C’est bien, c’est bien. » Elle s’adressait davantage à elle-même qu’à son cheval. Ce dernier fit un faux pas sur le lit rocailleux du torrent. « Ce n’est rien, mon beau », lui chuchota-t-elle doucement.
Les gardes s’arrêtèrent à quelques mètres à peine. Deux d’entre eux s’approchèrent du torrent. Celui qui avait une épée à la main lança : « N’allez pas plus loin, ma dame. » Il adressa un signe à ses hommes. Melli attendit au milieu du torrent pendant que les sept hommes l’encerclaient. Tous avaient tiré l’épée, maintenant. Melli flatta son cheval et tenta de contrôler son pouls frénétique – il n’était pas question de leur montrer sa peur.
« Faites-la descendre et attachez-la. » Des mains cruelles l’empoignèrent par les jambes, par la taille, certaines s’attardant plus que nécessaire sur ses seins ou ses cuisses. On la souleva de sa selle et on la porta jusqu’à la berge, où elle fut jetée au sol sans ménagement. L’odeur de feuilles mortes et d’humus assaillit ses narines.
« Elle est jolie, dit celui qui paraissait être le chef.
— Aye, et elle a tout ce qu’il faut sous ce manteau », commenta l’un de ceux qui venaient de la transporter. Melli commençait vraiment à avoir peur. Les hommes avaient rengainé leurs épées et regardaient leur chef.
« Je suis sûr qu’il ne verrait pas d’inconvénient à ce que nous nous amusions un peu », déclara ce dernier avec un grand sourire. Il s’approcha de Melli, s’agenouilla à côté d’elle et défit son manteau. Elle le frappa. « Sale garce ! » Il la gifla si fort que Melli en eut le tournis. Ses hommes l’acclamèrent.
L’un d’eux cria : « Mets-lui en un bon coup, Traff, et fais vite, que tout le monde puisse passer ! »
Le chef empoigna le corsage de Melli et le lui arracha d’un coup sec. Ses seins pâles apparurent à tous. Melli tenta désespérément de se couvrir mais le chef se coucha sur elle, écrasant ses lèvres contre les siennes et lui pétrissant la poitrine. L’homme s’efforçait de déboucler son ceinturon d’une main tout en lui remontant les jupons de l’autre. Melli poussait des hurlements hystériques, en essayant de le repousser.
Soudain, un martèlement de sabots se fit entendre. Le chef se releva d’un bond, le front barré d’un pli soucieux. Melli en profita pour refermer sa robe du mieux qu’elle put.
« En selle ! s’écria le chef en jetant un regard de mépris à Melli. Tirez vos épées. »
Un groupe de cavaliers fondait sur eux. Malgré la distance, Melli pouvait voir qu’il s’agissait d’hommes de son père – l’argent et rouge étaient clairement visibles. Une vague de soulagement la submergea. Voyant que ses poursuivants ne lui prêtaient plus aucune attention mais regardaient approcher les cavaliers d’un air anxieux, elle alla se mettre à couvert derrière un buisson voisin.
Les deux groupes se heurtèrent. Les hommes de son père avaient l’épée au clair, et l’air s’emplit du bruit des lames qui s’entrechoquaient. Les adversaires parurent d’abord de force équivalente ; ils frappaient sans merci, avides de sang.
Ce combat ne ressemblait nullement aux élégantes passes d’armes auxquelles Melli avait pu assister à la cour. Les épées étaient maniées sans finesse ; les adversaires cognaient et tailladaient avec une sauvagerie démentielle, se moquant bien de savoir s’ils atteignaient l’homme ou le cheval. L’affrontement s’éternisait, toujours plus sanglant. Les lourdes lames émoussées traversaient cuirs et chairs. Melli crut reconnaître son frère parmi les hommes de son père, levant son épée dans la mêlée. Elle ne pouvait en voir davantage.
Elle partit à quatre pattes, sans se faire voir. Les feuilles sèches de l’hiver frottaient contre la chair tendre de son ventre. En s’éloignant, elle pouvait encore entendre les bruits du combat, les râles et les cris des hommes, le hennissement des chevaux terrorisés et le tintement sonore des lames.
Melli longea le torrent jusqu’à un endroit où il semblait facile de traverser à pied. Elle s’avança dans l’eau en pataugeant, accueillant avec joie la sensation de froid contre ses jambes ; elle avait l’impression de se laver un peu de la trace des mains non désirées.
Une fois sur l’autre rive, elle découvrit une petite clairière où elle se laissa tomber par terre, grelottante. Les larmes suivirent bientôt. S’enfuir de chez elle, se faire voler, poursuivre, capturer, et enfin ce combat – c’était trop d’émotions pour elle. Melli pleura doucement, en ramenant les lambeaux de sa robe contre son corps. Elle se moquait bien de se faire rattraper par les hommes de son père désormais, tant quelle ne tombait pas aux mains des autres. Elle se jura de mourir plutôt que de se laisser toucher de nouveau.
Melli finit par recouvrer son calme. Elle ne percevait plus les bruits de combat, mais ne pouvait se souvenir à quel moment ils avaient cessé.
Elle défit le cordon qui lui nouait les cheveux et s’en servit pour arranger sa robe tant bien que mal. Sans manteau – elle avait laissé le sien sur les lieux du combat –, la nuit lui serait probablement fatale. Melli tourna vivement la tête en entendant un craquement de branches et un froissement de feuilles qui annonçaient de la visite. Lasse de fuir, elle se leva et redressa la tête, prête à retourner au château.
C’était son cheval ! Il avait dû quitter le torrent après la capture de sa maîtresse. Melli courut à sa monture fourbue et se jeta à son cou. Elle l’embrassa plusieurs fois, puis remarqua quelque chose sur son dos. Il avait réussi à conserver son équipement ! Melli dénoua rapidement son sac et le laissa tomber par terre. L’une des couvertures lui servirait de manteau. Une fois enroulée dedans, elle se sentit tout de suite beaucoup mieux.
Melli décida qu’il était grand temps d’avaler quelque chose. Elle piocha avec délices dans le porc séché et le pain sec – elle n’avait jamais rien mangé d’aussi bon.
Messire Maybor était dans une rage terrible, que son fils aîné Kedrac subissait de plein fouet. « Pauvre imbécile, comment a-t-elle pu t’échapper ? » Maybor jeta sa coupe à l’autre bout de la chambre où elle fracassa son cher miroir en mille morceaux. « Que s’est-il passé ?
— Les hommes d’armes, se défendit Kedrac. Il a bien fallu les combattre.
— Quels hommes d’armes ? Quel combat ? rugit Maybor. Que faisais-tu à combattre des hommes d’armes, au lieu de rechercher ta sœur ?
— Ils tentaient de la prendre. C’est d’ailleurs ainsi que nous l’avons trouvée ; en entendant ses cris.
— À qui étaient ces hommes ?
— Je l’ignore, père. Ils n’arboraient pas de couleurs. Je crois qu’il s’agissait de mercenaires.
— Par Bore ! Que signifie tout cela ? » Maybor sentit le sang puiser dans les veines de son cou. « Pourquoi des mercenaires en auraient-ils après ma fille ? » Il parcourut la pièce des yeux à la recherche d’un autre objet à lancer ; il avait besoin de casser quelque chose.
« Père, peut-être l’ont-ils découverte par hasard et ont-ils décidé de s’offrir un peu de bon temps ?
— Que veux-tu dire ? » La voix de Maybor était froide comme la glace.
Kedrac évita son regard. « Je crois qu’ils ont tenté de la violer. Je n’en suis pas sûr, mais d’après ses cris… et puis, nous avons retrouvé son manteau. » Maybor devint blême.
« Avez-vous capturé l’un de ces hommes ?
— Non, père. Nous en avons tué deux et blessé trois autres, mais ils ont réussi à s’enfuir dans les bois.
— Et les corps ?
— En les fouillant, nous avons trouvé huit pièces d’or sur chacun. » Maybor réfléchit un moment, reprenant ses esprits.
« Huit pièces d’or, hein ? Ces hommes ont été payés pour un travail – et joliment, qui plus est. Es-tu certain que personne n’est au courant de la disparition de Melliandra, en dehors de toi et de mes hommes ?
— Nous avons été très discrets, père. J’ai seulement posé quelques questions en ville, sans éveiller les soupçons. Quant à vos hommes, vous savez comme ils vous sont fidèles. »
Maybor hocha la tête ; Kedrac disait vrai. Pourtant, il avait la certitude que quelqu’un avait lancé les mercenaires sur les traces de sa fille. « Kedrac, je veux que tu retournes en forêt demain avec un pisteur et des chiens. Il faut la retrouver à n’importe quel prix.
— Oui, père. » Kedrac prit congé.
Après son départ, Maybor alla examiner son miroir brisé. Il l'avait payé plus de cent pièces d’or dix ans auparavant.
Ces mercenaires étaient à la solde de Baralis, il en était convaincu. Le chancelier du roi ne possédant pas de troupes en propre, cela paraissait crédible. Comment cette vipère intrigante avait-elle pris connaissance de tout cela ? Maybor asséna un coup de poing dans le miroir brisé. Le verre lui entailla les phalanges, mais il n’y fit pas attention. Baralis avait envoyé des mercenaires capturer et violer sa fille !